Reportage : Au cœur de la révolte à Hong Kong

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Durant l’année 2019, les habitants de Hong Kong n’ont cessé de manifester, au péril de leur vie, contre la reprise en main de leur territoire par Pékin. Alors que le Covid-19 a soudain vidé les rues de l’île, Quentin Lafay revient sur l’histoire d’un mouvement qui raconte les méthodes et la brutalité de Xi Jinping.

Ultime conseil avant de plonger dans la foule : « Si les flics te chopent, tu cries ton nom. » Jude me parle à voix basse, nerveux : « Tu cries très fort. Tu hurles même pour que tout le monde t’entende et qu’on puisse lancer des recherches si tu disparais. » Il s’arrête un instant : à cinq ou six mètres au-dessus de nous, un drone vient de s’immobiliser, comme s’il nous fillmait. Jude ne dit plus un mot. Quelques secondes plus tard, l’engin volant repart : « Tu gueules pour dire que tu tiens à ta vie, que tu y tiens plus que tout. Comme ça, si la police te tue, elle ne pourra pas faire croire à un suicide. »

Lam Yik Fei/The New York Times-REDUX-REA

Un policier sort son arme de sevice le 1er octobre.
Ce dimanche de décembre 2019 – quelques semaines avant l’apparition du coronavirus en Chine –, les manifestants affluent encore de partout dans les rues de Hong Kong. Ils débarquent des bouches de métro, des bus, des taxis, de ces immeubles vétustes et longilignes qui se dressent le long de la mer, au pied des collines verdoyantes. Combien sont- ils ? Des centaines de milliers. Depuis le début du mouvement au printemps, la peur n’a pas quitté leur regard. Ici, chacun sait que le cortège est placé sous haute surveillance. Trois hélicoptères sillonnent le ciel tandis que des policiers, postés sur des ponts ou des terre-pleins, photographient les contestataires. Pour leur échapper, beaucoup d’entre eux cachent leur visage derrière des masques anti-pollution.
Lentement, entre les vitrines des boutiques de luxe, la foule se met en mouvement. Les slogans résonnent : « Fight for free-dom », « Liberate Hong Kong »… Jude, 21 ans, visage poupon et corps musclé par l’exercice, les crie à pleins poumons. Soudain, il s’arrête sous un échafaudage de bambous : il vient de recevoir une volée de notifications sur son téléphone portable.
Des images et des vidéos prises un peu plus haut sur le parcours. Les forces de l’ordre ont hissé le drapeau noir « Warning, tear smoke » (attention, gaz lacrymogène). Son souffle s’accélère. « La police veut en découdre. Ils vont nous asperger d’un moment à l’autre. » Jude est équipé : comme les frontliners, ces manifestants qui se placent en tête du cortège pour affronter la police, il est vêtu tout de noir, s’est muni d’un bouclier de plastique et porte un sac à dos contenant du matériel de soin de premiers secours.

Quentin Lafay/Vanity Fair France

Rassemblement anti-gouvernemental dans les rues de Hong Kong.
« La plupart des jeunes ici sont prêts à sacrifier leur vie plutôt que leur liberté, prévient-il, grave. Plusieurs se sont déjà suicidés pour le mouvement. » Alors qu’il lance cette phrase, je scrute la multitude qui m’entoure : des étudiants, des personnes âgées, des familles, des citoyens déterminés à défier l’autorité. Mais comment en sont-ils arrivés là ? Et pourquoi cette révolte qui a duré une année entière, malgré la répression, continue d’inquiéter Pékin, alors même que les rues se sont vidées avec la crainte du coronavirus ? En février, le président chinois Xi Jinping a ainsi jugé nécessaire de nommer un de ses proches, Xia Baolong, réputé pour sa dureté et son intransigeance, à la tête de l’agence chargée de superviser la région autonome.
Faut-il le rappeler ? Depuis 1997, année où elle a cessé d’être une colonie britannique, Hong Kong bénéficie du statut de région administrative spéciale : elle appartient à la Chine, mais elle conserve son propre régime politique, ses lois, sa monnaie (nommée dollar hongkongais), ses frontières, ses fédérations sportives… L’enclave demeure un espace de libertés relatives, où la censure est pratiquement absente et la démocratie, un peu plus développée que sur le continent. Ce statut singulier a néanmoins une durée de vie limitée : en vertu des accords de la loi fondamentale de la région administrative spéciale adoptée en 1990, la cité réintégrera pleinement la République populaire de Chine en 2047.
Pour les Hongkongais, et plus encore pour la génération née à la fin des années 1990, c’est un couperet, la date de péremption des libertés publiques. Tous sentent déjà, aussi, que leur autonomie est de plus en plus restreinte : depuis une décennie, la Chine n’a cessé d’étendre son influence dans les télécommunications, les médias ou les transports. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mouvement pro-démocratie a commencé au printemps 2019, lorsque le gouvernement a fait voter un amendement à une loi sur l’extradition. En pratique, ce texte devrait permettre à la Chine d’extrader sans ménagement des journalistes, des éditeurs, des membres d’ONG ou des travailleurs sociaux, présents ou de passage à Hong Kong, au moindre soupçon d’« activités criminelles », une expression valise pour inculper à peu près n’importe qui.
Au mois de juin, sous la pression de la rue, le régime a renoncé à cette mesure. Pour autant, la protestation n’a cessé de s’amplifier, comme s’il s’y jouait quelque chose de plus profond. Désormais, Jude et ses amis exigent l’instauration du suffrage universel et la démission du gouvernement. Mais un sujet cristallise les passions et résume, à lui seul, le niveau de défiance qui émaille les relations entre l’État et la population : les violences policières.
Les images de ces affrontements sont glaçantes. Sur les réseaux sociaux, elles circulent en boucle et par milliers : un agent étrangle une fille au visage ensanglanté avec la lanière de son casque, un garçon qui vient de perdre son œil est étendu dans les escaliers du métro, une personne âgée se fait matra- quer par trois policiers en furie… On y voit aussi des forces de l’ordre foncer à moto sur des manifestants. D’autres pointent leurs pistolets chargés sur des personnes désarmées. À l’automne, la porte-parole de la police a annoncé que ses collègues pourraient tirer à balles réelles si elles étaient confrontées à des protestataires armés. Le 11 novembre, un homme de 21 ans a été grièvement blessé par des coups de feu policiers, dans le quartier résidentiel de Sai Wan Ho, au nord-est de l’île.
À 40 ans, Gary, professeur de français dans un centre de formation privé, vient de manifester pour la première fois de sa vie. « Quand j’ai vu que les flics massacraient les jeunes, je me suis dit que je ne pouvais pas rester chez moi. » Il est désormais de tous les défilés. Au milieu de notre échange, il me demande de préserver son anonymat : pas de photo, pas d’enregistrement… Sur son téléphone, il me montre une vidéo d’une jeune fille qui se fait tabasser et piétiner par les forces de l’ordre. Les poings serrés, Gary me raconte que chaque génération de sa famille a lutté contre le régime communiste : son grand-père s’est rebellé contre la Chine de Mao et a émigré au Vietnam ; ses parents sont entrés en résistance contre Hô Chi Minh et ont fui à Hong Kong. « Les communistes ont toujours voulu briser leurs populations, s’emporte-t-il. Mais nous, on ne cédera pas. »

Miguel Candela/Sopa Images/ZUMA/REA

Affrontements avec la police à l’université, le 12 novembre.

Cyberguerre acharnée

Hong Kong, université polytechnique. Derrière les grilles, des ouvriers restaurent les trottoirs et les façades, amassent sur des nappes de sable des pavés délogés, des flèches et des parapluies abandonnés, trient le mobilier en vrac. Des débris de verre et de plastique jonchent encore le fond de la piscine vide, qui a servi de zone d’entraînement aux militants. Déjà, l’enceinte est devenue un lieu de mémoire et de recueillement : des curieux prennent des photos, des jeunes viennent communier, d’autres déposer des fleurs.
Quelques semaines plus tôt, à la fin du mois de novembre, des dizaines de militants, armés d’arcs et de cocktails Molotov, tentaient de résister aux gaz policiers. L’occupation avait été déclenchée après la chute mortelle d’Alex Chow Tsz-lok, un étudiant en informatique, lors de heurts avec les forces de l’ordre. Le siège avait duré cinq jours. Il a fini dans le sang. « Toutes les semaines, la violence monte d’un cran », m’assure Faye, étudiante en communication. Devant l’entrée de l’université, les deux mains agrippées à son sac à dos, elle s’exprime d’un ton agité. Son copain avait participé à l’occupation de la faculté. Au moment de s’échapper, il s’est retrouvé pris au milieu d’une course-poursuite. « Les flics l’ont visé. C’est passé à dix centimètres de son crâne. Il a réussi à fuir de justesse. »
Tous les manifestants que je rencontre débordent d’anecdotes sur les violences policières et la brutalité du gouvernement. Sur les forums Internet comme sur les boucles d’applications chiffrées, des rumeurs circulent sur le sort réservé aux personnes incarcérées : disparitions, viols, passages à tabac, incitations au suicide, espionnage des proches et des familles. Si certaines sont vérifiées, beaucoup restent sujettes à caution et nourrissent la haine de la police. En face, les trolls pro-chinois mènent une cyberguerre acharnée : quand ils ne présentent pas les protestataires comme des cafards répugnants, ils les accusent d’être manipulés par la CIA et les stratèges de la Maison Blanche.
À les écouter, ces militants pro-démocratie seraient des émeutiers ultra-violents, provocateurs, assoiffés de sang. Un exemple a beaucoup fait parler : durant l’été, une vidéo d’une trentaine de secondes, diffusée sur Weibo (le Twitter chinois) et visionnée plus d’un million de fois, montrait une vieille dame en train de vilipender les manifestants, en les traitant de « terroristes ». Mais il s’agissait d’un montage : elle s’en prenait en réalité aux policiers.

Lam Yik Fei/The New York Times-REDUX-REA

Plaquage ventral le 29 septembre.

La technique de Bruce Lee

Depuis sa création, le mouvement pro-démocratie fait face à un problème classique en matière de mobilisation : comment éviter d’être noyauté par une poignée de leaders ? Comment prendre des décisions conformes à l’avis de la majorité ? Les manifestants tentent de répondre à ces questions grâce aux nouvelles technologies, en particulier l’application Telegram. Sur cette messagerie chiffrée, ils montent des « boucles » capables de regrouper jusqu’à 200 000 personnes. On y lance les sujets de discussion : faut-il occuper tel centre commercial ? Comment réagir aux communiqués de presse de la police ? Doit-on manifester dimanche ou mercredi ? Une fois la question posée, le débat est ouvert durant quelques heures et chacun peut voter afin de dessiner une majorité.
[/vc_column_text][vc_column_text wrap_with_class= »no »]Telegram permet aussi aux manifestants de s’organiser sans être épiés. Denise, une militante d’une trentaine d’années, petites lunettes rondes et coupe au carré, m’explique ainsi que certaines décisions sont prises sur les applications au dernier moment. L’autre jour, alors que la police venait de débarquer devant le siège du gouvernement, les manifestants ont décidé sur Instagram de foncer vers l’aéroport, puis d’aller occuper un centre commercial.
Pour déjouer la surveillance des forces de l’ordre, il arrive que plusieurs rassemblements soient montés au même moment. « Be water », peut-on lire sur des affiches du mouvement, en allusion à une fameuse citation de Bruce Lee : « Fais le vide dans ton esprit, sois sans forme, sans contour… comme l’eau ! L’eau qu’on verse dans une tasse devient la tasse, vous la versez dans une bouteille, elle devient la bouteille, dans la théière elle devient la théière. L’eau peut couler lentement, mais elle peut être furieuse. Sois comme l’eau, mon ami. »
Une autre application, HKmap.live, permet de signaler immédiatement la position des policiers sur une carte de la ville. Un émoji chien prévient de la présence d’un agent, une bulle blanche alerte de l’usage de gaz lacrymogènes par la police. À l’automne, sous la pression du régime chinois, Apple a décidé de supprimer cette application de son App Store, sous prétexte que l’outil « facilitait, permettait et encourageait des activités illégales. » En réaction, des élus américains, démocrates et républicains (d’Alexandria Ocasio-CortezTed Cruz), ont exprimé leur inquiétude dans une lettre commune, estimant qu’« Apple et d’autres grandes entreprises américaines préfèrent s’incliner devant la Chine plutôt que de perdre accès au milliard de consommateurs chinois. » Seule consolation : à Hong Kong, les conséquences de la décision d’Apple ont été faibles et l’application continue d’être téléchargée chaque jour sur d’autres plateformes.
Combien de fois cette révolte a-t-elle été réduite à un mouvement de jeunesse ? Il est vrai que lycéens et étudiants sont souvent en première ligne. Vrai aussi que le cœur battant des cortèges se compose de noyaux militants formés lors de la révolution des parapluies. Mais la rébellion s’appuie sur la société tout entière. Ici, l’engagement politique est souvent une affaire de famille. « À des degrés divers, tout le monde chez moi s’est mobilisé », me raconte Cécilia, une graphiste de 30 ans qui confectionne des visuels et des tracts numériques. Ses grands-parents fabriquent des cartes postales pour les manifestants incarcérés. Sa tante, infirmière libérale, prodigue des soins urgents aux militants blessés dans les manifestations. Pendant le siège de l’université polytechnique, son père circulait en voiture autour du campus pour aider les assiégés à s’enfuir. « La génération précédente s’inquiète pour nous, à cause des violences, précise Cécilia. Elle s’implique tout autant. »

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